Entretien avec Florent Boffard

ResMusica : Remontons aux sources, Florent Boffard. Vous entrez au CNSM dans la classe d’Yvonne Loriod à 12 ans, ce qui n’est pas banal. Avez-vous grandi dans une famille de musiciens ?

Florent Boffard : Ma mère n’était pas musicienne mais mon père était facteur de piano et d’orgue ; c’était un passionné de musique qui a d’abord mis au clavier ma sœur et mon frère qui sont plus âgés que moi, en développant des idées pédagogiques incroyables dont j’ai bénéficié quand ce fut mon tour d’être initié. Sur la partition qu’il mettait sur le pupitre, il plantait avec un système d’aiguilles des petits drapeaux qui me signalaient les dangers qui se profilaient, celui de la fausse note, de la dynamique, du rythme, etc. Il avait trouvé le moyen d’articuler la pratique musicale et l’esprit ludique ; j’étais un gamin qui adorait jouer et c’était là le biais qui convenait.

Vous intégrez très tôt le Conservatoire de Paris. Quel genre de professeur était Yvonne Loriod ?

Je voudrais d’abord préciser que j’avais choisi sa classe en fonction de son assistante Germaine Mounier, avec qui je travaillais et qui restera longtemps encore mon professeur. Yvonne Loriod s’est montré très maternelle ; elle prenait soin de moi, de manière excessive parfois, s’inquiétait quand je portais un cartable trop lourd… Elle m’a beaucoup protégé.
Je n’ai travaillé que trois ans avec Yvonne Loriod et je dois dire que l’inventaire des partitions de musique contemporaine abordées avec elle est assez mince : un Prélude de Messiaen, un Regard, celui de la Vierge ; le Klavierstück IV de Stockhausen. Mais c’était sans doute déjà aventureux pour l’époque. Après mon Prix, j’ai fait le cycle de perfectionnement où j’ai retrouvé Germaine Mounier, qui était entre temps devenue professeur et dont je resterai longtemps encore l’élève, comme je l’ai déjà indiqué.

Vous rejoignez l’Ensemble contemporain en 1988, vous avez 24 ans ; du temps a passé… Ce choix s’inscrit-il dans la continuité logique de vos études ?

Je dirais plutôt qu’il s’est fait à la faveur d’heureuses rencontres… Je n’avais pas moi-même envisagé ce parcours : l’idée d’entrer à l’EIC était assez marginale à l’époque. J’ai fréquenté la classe d’harmonie de Jeanine Rueff qui, voyant mon aptitude à déchiffrer les partitions de ses élèves, m’a vivement conseillé d’aller frapper à la porte de Jean Koerner, professeur de la classe d’accompagnement. C’est lui qui m’a suggéré de me présenter à l’EIC. La perspective de rencontrer Pierre Boulez et d’expérimenter d’autres univers m’a bien sûr attiré. J’ai échoué la première fois mais, par chance, personne n’a été pris. Le programme du concours était moins lourd la seconde fois et je suis rentré.
J’ai énormément appris au contact de Pierre Boulez, en travaillant ses œuvres les plus emblématiques : les Improvisations de Pli selon Pli, la Sonatine, les Sonates, Incises. Le travail avec lui, en privé, était captivant. Je me souviens de séances fascinantes lorsqu’il me dirigeait dans les passages un peu libres des Sonates ou d’Incises ; la main et les gestes étaient tellement suggestifs que la transmission était immédiate.

Quelles furent vos plus belles émotions durant ces années passées au sein de l’ensemble ?

Elles ont été nombreuses : les concerts avec Pierre Boulez, d’abord, lorsqu’il dirigeait les Oiseaux exotiques de Messiaen, Le Pierrot lunaire ou encore la Suite op.29 de Schoenberg. Il avait cette capacité à rendre transparent un langage des plus touffus, comme celui du Viennois, et une intelligence dans l’agogique qui m’a beaucoup marqué, avec ce don de rendre naturelles des choses apparemment très compliquées. Merveilleux également fut le travail à deux pianos avec Pierre-Laurent Aimard, sur le Livre II des Structures de Boulez, une des œuvres qui m’a fait le plus progresser. Quand on entre à l’ « Ensemble », les premières années sont les plus importantes, les plus tendues aussi, où l’assimilation est extraordinaire.

Est-ce à cette époque que vous rencontrez, entre autres compositeurs, Ligeti et Kurtág qui s’inscrivent dans la descendance directe de Bartók, un compositeur auquel vous êtes particulièrement attaché ?

J’ai eu cette chance de côtoyer toutes les grandes figures du XXᵉ siècle, Luciano Berio, Karlheinz Stockhausen, également György Ligeti et György Kurtág avec qui j’ai pu travailler ; c’est tellement exceptionnel d’avoir de tels échanges que l’on peut parfois regretter de ne pas être né à d’autres époques !

Ligeti et Kurtág avaient tous deux la réputation d’être très exigeants, sinon intraitables avec leur interprète…

Je confirme, en effet… Pour autant, j’ai toujours une attitude extrêmement tolérante envers les compositeurs qui me font accéder à leur univers sonore, quelque soit leur manière de le faire. Les séances de travail avec Kurtág étaient très étranges pour un interprète qui avait, comme moi, l’habitude de recevoir des conseils pour progresser dans la réalisation d’une œuvre. C’est une personnalité qui ne peut pas se diluer sur la globalité ; pour lui, tout est important, ce que l’on joue bien entendu mais aussi, et surtout, notre façon d’être, la raison de nos choix, de la moindre note entendue ; c’est, à sa manière, le moyen de développer des antennes, de comprendre ce qu’est l’être musical, une réflexion qui ouvre des espaces infinis. Pour l’interprète, c’est extrêmement éprouvant car on peut passer des heures sur quelques notes ou sur un geste, chose qui peut paraître vaine, mais c’est bien souvent la pierre d’achoppement sur lequel on construit tout, si l’on prend conscience du fait que l’important se trouve aussi dans l’aspect microscopique de nos choix musicaux, qui va nous permettre ensuite de construire sur la globalité. J’ajouterai que la notation de Kurtág est tellement inhabituelle et si peu assimilée encore aujourd’hui, que sa présence est essentielle pour nous la transmettre. C’est quelqu’un qui a trouvé, au sein de l’écriture, le moyen le plus juste d’exprimer son intention musicale. Cela demande évidemment d’apprendre à la traduire.

RM : Vos souvenirs avec György Ligeti ne sont pas moins inoubliables…

Les rapports n’étaient pas plus faciles qu’avec Kurtág. Comme dans toutes les œuvres de cette époque, on y sent l’influence des polyrythmies de Centre-Afrique et je revois encore Ligeti sillonnant avec nous les allées de la FNAC pour trouver le disque vinyle de ces musiques populaires qu’il voulait absolument nous faire écouter. La priorité musicale chez lui renversait tout. J’ai toujours ressenti quelque chose de diabolique dans sa musique, comme une cruauté qui s’exprimait lorsqu’il nous demandait d’asséner « des coups de poignard » dans certains passages de ses partitions ; tout comme ces formules rythmiques qu’il fait glisser dans l’aigu du registre de manière presque insoutenable. Ce sont pour moi des moyens d’expression quasi surhumains, qui nous enrichissent tous.

RM : Pourquoi quittez-vous une phalange aussi prestigieuse douze ans après l’avoir intégrée ?

J’ai accepté en 1998 une classe de déchiffrage au Conservatoire de Paris ; et pendant deux ans j’ai vécu en sur-régime, à la limite de l’asphyxie, entre l’EIC et ma nouvelle charge pédagogique. Le Conservatoire était pour moi quelque chose de très nouveau, une activité dans laquelle je souhaitais m’engager pleinement. L’EIC me procurait toujours autant de surprises mais j’avais pris l’habitude d’être surpris ; j’aurais aimé garder le contact avec le groupe en diminuant mes heures de présence, mais ça n’était pas l’esprit de l’ « Ensemble ». Aussi ai-je dû le quitter.
L’idée d’enseigner le piano me paraissait un rien incongrue mais j’ai réalisé que la classe de déchiffrage serait l’opportunité d’ouvrir des fenêtres sur le répertoire d’aujourd’hui et une manière un peu détournée de parler de musique aux étudiants. Je m’explique : quand on déchiffre, on est libéré de la contrainte de la perfection, de l’excellence de la performance instrumentale. On laisse de côté les problèmes de réalisation technique pour se concentrer sur ce qui pourrait être l’enjeu musical de la pièce, si on aboutissait. Cette expérience passionnante m’a donné des outils pour l’enseignement du piano.

Venons-en maintenant à votre répertoire et à vos enregistrements. Votre discographie est somme toute assez réduite, soit sept albums à ce jour. Si l’on excepte Fauré et que l’on considère vos choix au sein des musiques des XXᵉ et XXIᵉ siècles, doit-on lire un penchant de votre part vers l’abstraction, qui vous fait, par exemple, préférer les Études de Debussy à ses Préludes ?

Un penchant, assurément ! L’abstraction est une dimension très riche, qui permet une exploration large et probablement formatrice pour le monde figuratif. Le choix de mes enregistrements et ma relation au disque sont un peu particuliers. Ce n’est pas une activité que j’aime mener en continu. Les Études de Debussy sont relativement peu jouées. Elles sont beaucoup moins accessibles que les Préludes et suscitent encore aujourd’hui un questionnement ; chacune d’elles mériterait qu’on en parle dans le détail ; pour exemple, l’Étude n°11 du Premier Livre, Pour les arpèges composés, est un tour de force dans le domaine compositionnel, sans pourtant revendiquer une rupture. Ce sont ces questionnements qui m’ont poussé à les enregistrer. En les associant à celles de Bartók, je voulais mettre en valeur l’esprit aventurier de ces deux compositeurs. J’ai tenu également à enregistrer la suite En plein air et les Bagatelles du même Bartók pour qui j’ai un attachement singulier, renforcé par mes contacts avec Kurtág. C’est avec lui que j’ai travaillé la Sonate pour deux pianos et percussions.

Avez-vous d’autres projets ou d’autres désirs de cet ordre ? Peut-être une intégrale Boulez par exemple, que l’on ne joue pas si souvent.

Il est encore trop tôt pour le révéler mais j’ai en effet un projet qui pourrait bien aller dans ce sens… Il me faut toujours une bonne raison pour graver un disque : explorer des territoires vierges ou susciter des rapprochements entre les époques et mettre les œuvres en miroir ; c’est souvent très éclairant. Mais je n’ai pas un amour fou pour le studio d’enregistrement. Je préfère le risque du moment présent, celui du concert.

Enseigner le piano est désormais une activité qui vous tient à cœur, au CNSM de Lyon d’abord, de 2009 à 2016, puis au Conservatoire de Paris depuis 2016. De quelle manière et à travers quelles œuvres amenez-vous vos étudiants à se familiariser et à aimer jouer la musique d’aujourd’hui ?

J’essaie d’intégrer les pièces récentes au même titre que celles du grand répertoire ; mon souhait est de rendre les étudiants autonomes face aux partitions d’aujourd’hui qu’ils auront à travailler au sortir de leurs études. Cela sous-entend d’aborder une variété aussi grande que possible de compositeurs. Mais le temps est compté et les parcours ne sont pas identiques. Je m’efforce aussi de modérer mes élans, sachant mon attachement indéfectible à la musique d’aujourd’hui. L’important est de trouver un équilibre entre la découverte et la chose connue. Déchiffrer une partition d’aujourd’hui demande un effort, j’en suis bien conscient. Il m’incombe de créer le désir et la curiosité chez l’étudiant parfois frileux. L’enseignement du déchiffrage m’a aidé à développer des outils pour contourner sa réticence et solliciter son intérêt.
Les partitions les plus travaillées sont les études de Ligeti, qui sont les plus appréciées, pour le plaisir de la polyrythmie et l’aspect fascinant de l’invention. L’approche de Stockhausen est déjà plus compliquée, mais le plaisir sonore une fois éveillé, le travail peut s’engager. Chez Boulez, le geste musical, le rapport à l’instrument sont très forts mais il faut passer par un temps d’assimilation qui peut être long. Quand l’intérêt a été suscité chez l’étudiant, la tâche du pédagogue est pratiquement accomplie.

Quelle musique vous vient sous les doigts en cette période difficile de confinement général ?

Aucune pour l’instant, le piano n’a pas encore pris le dessus. Mais je sais qu’il y aura sur le pupitre la Troisième sonate de Boulez et d’autres musiques tous azimuts : Bach, Beethoven et sans doute quelques pièces nouvelles à déchiffrer. Le répertoire du pianiste est tellement vaste que je le comparerais, pour rester dans le contexte qui nous occupe, à une pharmacie avec tous les médicaments possibles pour affronter n’importe quelle situation.

Propos recueillis par Michèle Tosi pour ResMusica